PARTIE 1

INTRODUCTION / L’ORIGINE À L’ENVERS

J’ai toujours voulu faire un album-concept sur mes origines. Je suis né à Québec, mais mes parents viennent du Paraguay, un pays d’Amérique du sud entre le Brésil et l’Argentine. La culture paraguayenne est indissociable de la culture du peuple guarani. Le guarani est d’ailleurs la deuxième langue officielle du Paraguay.

Ce qui m’a toujours fasciné chez les Guaranis depuis mon enfance est leur mythologie. Par exemple, tous les paraguayens connaissent depuis leur jeune âge l’histoire des monstres et des esprits légendaires: Jasy Jaterei, le dieu qui kidnappe les enfants qui ne font pas la sieste, Pombero l’esprit qui protège les forêts et les animaux, etc. J’ai d’abord songé faire un album sur les monstres mythologiques.

Finalement, mon attention s’est plutôt tournée vers le mythe de la création des Guaranis. Non seulement ce mythe est intéressant parce qu’il traite du thème universel de l’origine du monde, mais il le fait par analogie avec le thème de la famille, ce que j’ai trouvé parfait pour aborder le thème de mes origines. C’est dans le livre Ayvu Rapyta de l’anthropologue Leon Cadogan que j’ai pris connaissance de ce mythe.

Le premier chapitre commence avec Ñamandu, le Dieu suprême à l’origine de tout. C’est ce qui a donné le titre à mon album. A partir des ténèbres, des vents originels et de la nébuleuse primitive, Ñamandu s’autocrée progressivement comme un arbre en fleurs accompagné d’un colibri qui le nourrit. J’aime beaucoup cette image: Dieu est un arbre. Un arbre qui se crée lui-même! J’aime que Dieu soit une chose naturelle et non surnaturelle. Ñamandu c’est la nature qui s’autocrée. 

L’idée de l’auto-création est géniale! Parce que sinon, d’où vient Ñamandu? Si quelque chose d’autre avait créé Ñamandu, c’est cette chose qui serait le Dieu suprême à l’origine de tout. Et qu’est-ce qui aurait créé cette autre chose? Ce serait une régression à l’infini. Avec l’explication mythologique d’un Dieu naturel qui s’autocrée, on a un vrai point de départ. C’est peut-être faux, mais c’est beau.

L’autre chose que j’aime de Ñamandu est que les Guaranis en parlent comme le grand-père (Ñanderu pa-patenonde : « notre premier ancien grand-père »). Ñamandu est notre grand-père à tous. Le grand-père céleste à l’origine de tout comme nos grands-parents sont à l’origine de nos parents et de nous.

Inspiré par tout ça, l’album commence par la chanson L’origine à l’envers. L’album commence avec le son du vent qui, selon le mythe, précède la création de Ñamandu. J’ai vraiment voulu que l’album débute avec une ambiance qui évoque la création de l’univers à partir de rien. À travers ce commencement, on entend des sons qui évoquent des oiseaux en lien avec le colibri qui nourrit l’arbre de Ñamandu. Ce sont en réalité les sons d’un satellite qui ont été captés dans l’espace. Je trouvais intéressant qu’à l’origine de tout, le futur soit déjà là en germe. 

À un certain moment de la chanson, on quitte le mythe guarani pour aller vers mon histoire familiale. Je fais référence ici à l’histoire du Paraguay qui est marquée par la guerre et la dictature. C’est aussi la guerre intérieure que je vis au niveau de mon identité. Je suis d’origine paraguayenne, mais en un sens, vu que je suis né au Québec, mon origine et ma langue maternelle me semblent étrangères. C’est en ce sens-là que j’ai « l’origine à l’envers ». 


PARTIE 2

PREMIÈRE TERRE / COLIBRI

Inspiré par les albums-concepts classiques comme Dark Side of the Moon de Pink Floyd, j’ai voulu que les trois premières chansons de l’album s’enchaînent sans coupure. Pour qu’on sente que ce sont trois moments d’une même expérience. L’origine à l’envers enchaîne donc avec Première terre.

Une fois que Ñamandu s’est autocréé, il crée les dieux qui l’aideront à créer la première terre et ensuite les premières plantes, les animaux et finalement les premiers humains. La première terre, c’est en quelque sorte le paradis originel où les humains cohabitent en harmonie avec les dieux et le reste de la nature.

Le mythe raconte que Ñamandu a croisé deux bâtons indestructibles sur lesquels il a déposé la terre. Pour ne pas que le terre parte au vent, il a ensuite attaché chaque extrémité à des palmiers sacrés sur lesquels il a déposé le firmament. Le serpent, la cigale, la sauterelle, le tatou et la chouette sont parmi les premiers animaux qui habitent cette forêt sans savanes et qui assisteront à l’incarnation des humains.

Pour moi, la première terre est comme une expérience de pensée qui nous permet d’imaginer ce que ce serait de voir le monde pour la première fois. Comme un extra-terrestre qui débarque sur la terre et qui voit un arbre pour la première fois. C’est intéressant d’essayer d’adopter ce regard nouveau sur ce qui nous est devenu très familier. Ce n’est pas seulement une vue de l’esprit. C’est un exercice qui change complètement notre rapport au monde.

C’est la chanson la plus joyeuse de l’album. Quand on voit la vie pour la première fois, comment ne pas être émerveillé et joyeux? C’est comme un hymne à la nature. Je trouve qu’il y a quelque chose de “beatlesque” là-dedans, ou du moins qui fait penser à la pop psychédélique bonbon des années 60. J’aime particulièrement le solo de fuzz au milieu de la chanson, un peu déconstruit, bien en avant dans la musique, et qui se promène de droite à gauche comme dans les bonnes vieilles chansons psychédéliques.

La chanson enchaîne ensuite directement avec Colibri, ce qui met fin au genre de medley des trois premières chansons. Dans le mythe guarani, après l’incarnation des humains, il y a tout un développement sur les premiers parents et les fils qu’ils ont mis au monde. J’ai laissé ici de côté le récit anecdotique du mythe pour me concentrer sur le thème universel des parents. Je voulais prolonger le cycle de la création de Ñamandu en mettant en scène d’autres créateurs, les parents, qui cette fois-ci engendrent des humains, leurs fils.

Pour concrétiser cette idée, j’ai décidé de faire parler mes propres parents. En espagnol et en guarani. Je voulais qu’on entende le son des langues. Leur musicalité. Même si on ne comprend pas la signification. Un autre thème central du mythe guarani est la création du langage. D’ailleurs, le titre du livre de Leon Cadogan peut être traduit par « Le fondement du langage ».

Il est très intéressant de souligner que selon le mythe guarani, Ñamandu crée le langage avant de créer la première terre et les premiers humains. C’est comme si les choses naturelles et les humains ne pouvaient pas exister sans le langage qui rend possible toute relation. Il faut d’abord que le langage existe, comme quelque chose de fondamental. « Ayvu », le mot guarani qu’on traduit en français par « langage » ne signifie pas seulement le langage humain, mais aussi le chant des oiseaux et des insectes. Le langage humain est donc une version du langage divin de la nature créé par Ñamandu.

Pour exprimer tout ça, j’ai donc demandé à mes parents de lire certains passages du mythe guarani. C’est comme si leurs paroles étaient créatrices. Elles cherchent à générer quelque chose. Un peu comme une incantation ou une formule magique : quand on dit ces paroles, il y a quelque chose qui se produit. On assiste en quelque sorte à un rituel de création par les mots. C’est la nature qui crée à travers le langage. On sent la pulsation de la nature et le mouvement qu’elle engendre.

Je trouvais intéressant que le colibri soit au centre de ce rituel de création. Tout comme le colibri participe à l’autocréation de Ñamandu en nourrissant les fleurs de son arbre, il accompagne l’acte créateur des parents.


PARTIE 3

Si tu savais / ce lieu où l’on va pour tomber

Au terme de la chanson Colibri, les parents ont créé leurs fils. La prochaine chanson porte donc sur les frères. J’ai appelé cette chanson Si tu savais.

Dans le mythe guarani, il y a un long passage portant sur l’aventure tumultueuse de deux frères. Pendant qu’elle est enceinte, la mère des frères part à la recherche de son mari qui l’a abandonnée. Elle se perd alors en chemin et est dévorée par les jaguars avant d’avoir pu accoucher. Les frères réussissent quand même à survivre et sont élevés par la grand-mère des jaguars. Par la suite, la vie des enfants continue à être difficile à cause de leur oncle ennemi qui leur cause des problèmes. Ils parviennent finalement à trouver refuge dans la demeure céleste de Ñamandu où se trouve également leur mère qui est ressuscitée.

Pour illustrer la vie tumultueuse des frères du mythe, je me suis inspiré d’un rêve récurrent que je fais à propos de mes propres frères. Je rêve souvent que je voyage dans le temps et que je me retrouve dans le passé, dans la maison familiale, où se trouvent mes frères qui sont des enfants. Je les vois, debout dans la cuisine, avec la lumière du soleil de fin de journée qui éclaire le comptoir. J’arrive parmi eux et je leur dis que je viens du futur. Je leur dis que je veux les prévenir de ce qui s’en vient pour eux. Des épreuves qu’ils auront à traverser. Pour qu’ils puissent éviter à l’avance les souffrances qu’ils auront à vivre.

Au-delà d’une réflexion personnelle sur mes frères, je trouve que cette chanson dégage quelque chose d’universel à propos de la condition humaine. Pour tout le monde, la vie est une série d’épreuves. Une aventure tumultueuse. Je pense que ça fait partie de l’essence de la vie : l’expérience de la finitude. La famille nous permet de partager cette finitude. Et quand on sort de la perspective du quotidien et qu’on se met à penser à notre vie dans son ensemble; quand on se met à penser aux événements du passé, mais aussi à ce que nous réserve l’avenir ; il me semble qu’on ne peut pas éviter l’image des frères, rassemblés à nouveau, mais maintenant vieux, qui s’échangent un regard fatigué qui veut dire « ouf…on en a vécu des choses ensemble… ».

À la lecture du mythe guarani, c’est vraiment intéressant de voir que le chapitre suivant immédiatement la création de la première terre et l’incarnation des humains porte sur la mort. On interrompt le récit par une sorte de parenthèse : un rituel sacré de réincarnation à partir des os des défunts. On pourrait le voir comme une étrange digression par rapport au mythe de la création, mais quand on y pense, l’incarnation des humains, dont il était question dans le chapitre précédent, est indissociable de la mort. Être humain, c’est être conscient de sa condition mortelle. D’où le désir de vivre éternellement à travers la réincarnation.

C’est dans cet esprit-là que j’ai voulu faire une chanson sur la mort. Comme dans le mythe, je voulais que cette chanson soit comme une courte parenthèse. Une sorte d’interlude. Étant donné que l’album a été pensé pour le vinyle, cette chanson marque la fin du premier côté du disque. D’où le sentiment de conclusion qu’on peut ressentir même si on est juste à la moitié de l’album.

Pour illustrer la mort, j’ai souvent la même image dans ma tête. C’est l’image d’une vieille maison dans la forêt, avec une porte au deuxième étage, qui donne sur la façade, sans balcon. J’imagine que la vie consiste à entrer dans cette maison, monter les escaliers, ouvrir la porte du deuxième étage et se laisser tomber. C’est pour ça que j’ai appelé la chanson Ce lieu où l’on va pour tomber.


PARTIE 4

Déluge / le plus beau cadeau de départ/nouvelle terre

Le côté B du vinyle commence avec une nouvelle série de chansons qui s’enchaînent. La première s’appelle Déluge. C’est comme un nouveau commencement dans l’album. C’est pour ça qu’on retrouve à nouveau le son du vent qu’on entendait au tout début de l’album.

Dans le mythe guarani, on est rendus au cycle du déluge. Après la création de la première terre et des humains, un déluge s’abat sur la première terre et détruit tout sur son passage. Les humains qui se sont mal comportés ont été anéantis, ou encore se sont transformés en êtres inférieurs comme des grenouilles, des scarabées ou des oiseaux. Ceux qui se sont bien comportés ont pu se réfugier dans la demeure céleste des dieux ou ont réussi à se construire une maison dans les montagnes, à l’abri de l’eau. Le déluge est ici le symbole de la séparation entre le divin et l’humain. Désormais, les humains ne vivent plus en harmonie avec les dieux. Ils ne sont que des humains. Mortels.

Musicalement, je voulais donc faire sentir qu’on assistait à un événement perturbateur. À un changement de ton. Le bouleversement du déluge est exprimé par les roulements de tambours.

On en arrive alors à la prochaine chanson : Le plus beau cadeau de départ. C’était important pour moi qu’il y ait une coupure nette, un changement brusque. Comme le déluge qui anéantit tout en quelques secondes. Je voulais aussi qu’il y ait un gros contraste dans la musique: qu’on passe des gros tambours terreux aux petites percussions électroniques. Pour qu’on sente qu’on se dirige vers un nouveau monde.

Le plus beau cadeau de départ permet d’annoncer la venue de la nouvelle terre. C’est une chanson qui vise à nous faire quitter la première terre, détruite par le déluge, et nous diriger vers le nouveau monde.

J’ai écrit cette chanson durant les premiers mois de la pandémie. J’avais alors le sentiment qu’on était en train d’assister à la fin d’un monde. La pandémie était comme un déluge qui était en train de nous anéantir. Comme plusieurs, ça m’a amené à réfléchir sur ce qui avait de la valeur dans nos vies. J’ai été parmi ceux qui croyaient que tout ça était une occasion de reconstruire sur des meilleures bases. C’est pour ça que je parle du déluge comme « le plus beau cadeau de départ ». Le plus cadeau, c’est de pouvoir recommencer à neuf. La destruction de l’ancien monde laisse un espace vide qu’on peut choisir de combler comme on veut.

Le déluge nous mène finalement à la Nouvelle terre. Selon le mythe guarani, la nouvelle terre, c’est notre planète. C’est le lieu de probation de l’humanité : si les humains n’agissent pas correctement, les dieux peuvent à nouveau provoquer un déluge et tout détruire. Le mythe est donc un récit du passé, mais nous tourne en même temps vers l’avenir. Il est impossible de ne pas y voir le destin de l’humanité : après avoir détruit notre planète, on se cherche une nouvelle terre pour recommencer à neuf.

Encore ici, j’ai voulu marquer une coupure avec la chanson précédente pour qu’on comprenne qu’on débarque sur un nouveau territoire. En fait, Déluge et Le plus beau cadeau de départ sont les différentes stations d’un même voyage nous menant à la nouvelle terre.

Le solo de guitare tourmenté évoque une planète tumultueuse et aride. C’est souffrant de se retrouver sur ce nouveau territoire inexploré. Mais après l’intensité des premiers temps, on en arrive à un plateau où on peut se déposer et contempler la nouvelle planète qui est la nôtre. Il y a quelque chose de rétro-futuriste dans les sonorités. On est encore une fois dans le passé et dans l’avenir.


PARTIE 5

Quand vous viendrez nous chercher/comme une autre version de moi

On en arrive finalement à la chanson Quand vous viendrez nous chercher. C’est ma première chanson d’amour. Dédiée à celle qui partage ma vie depuis l’adolescence. Étant donné que l’album parle de tous les membres de la famille, je tenais aussi à faire une chanson sur mon épouse. Je me suis éloigné ici du mythe guarani qui ne consacre pas vraiment de chapitre sur le sujet.

J’ai travaillé longtemps sur cette chanson. Il existe tellement de chansons d’amour que c’était difficile de trouver une bonne idée. Finalement, j’ai décidé d’exprimer la beauté tragique de l’amour face à la mort. Même un couple qui dure depuis longtemps, même le plus grand amour, va se terminer un jour, à cause de la mort. J’ai donc imaginé ce couple d’humains, séjournant temporairement sur la nouvelle terre, et qu’un jour on est venus chercher pour les envoyer vers l’au-delà. Dans la demeure céleste de Ñamandu.

Ce qui rend cette chanson unique, c’est la section finale. J’aime beaucoup les chansons qui progressent vers une apothéose. La chanson aurait pu rester une ballade standard piano-voix, mais à partir du milieu de la chanson, il y a un solo de guitare électrique qui nous mène à une finale presque orchestrale.

Il y a quelque chose de spirituel dans cette finale. On dit souvent qu’il faut accepter la mort. Moi je pense que pour accepter la mort, il faut d’abord accepter notre refus de la mort, c’est-à-dire notre désir d’immortalité. C’est correct de refuser la mort, de trouver que la mort est triste. C’est totalement inacceptable de réaliser qu’on va mourir un jour et que les gens qu’on aime vont mourir. Je comprends ceux qui croient en une vie éternelle. C’est une belle fiction. On n’a pas de pouvoir sur la mort, mais on a le pouvoir de créer un monde imaginaire où la mort n’existe pas. C’est un peu ce que j’ai fait dans cette chanson, mais en enracinant le thème de la mort dans le thème de l’amour.

Musicalement, l’album aurait pu se terminer avec Quand vous viendrez nous chercher. Mais il aurait manqué un chapitre à l’histoire : le chapitre de l’enfant. Je tenais à terminer l’album avec un point de vue tourné vers l’avenir.

J’ai composé Comme une autre version de moi quand ma femme était enceinte de mon fils Laurent. Je voulais m’adresser directement à mon fils. Lui livrer un message. Avant même sa naissance. Comme pour lui souhaiter la bienvenue dans le monde. C’était important pour moi de le connecter au miracle de la vie. Naître, c’est advenir à l’existence, c’est l’événement qui fait que, tout-à-coup, on est là. L’émerveillement face à la conscience d’exister est la première chose dont j’avais envie de parler avec mon fils.

Mais il y avait autre chose dont je voulais lui parler : la vie est belle, mais c’est une beauté tragique. Cette chanson est donc aussi une façon pour moi d’exprimer mon désir impossible de le prémunir à l’avance contre toutes les souffrances de l’existence et ultimement la mort.

C’est un étrange cadeau quand on y pense : d’offrir la vie à un être, sans son consentement, qui va éventuellement prendre conscience qu’il va mourir. Mais c’est ça la beauté tragique de la vie : la vie est belle parce que la mort nous fait philosopher.

Et quand on philosophe, on est humains.