Si tu savais / ce lieu où l’on va pour tomber
Au terme de la chanson Colibri, les parents ont créé leurs fils. La prochaine chanson porte donc sur les frères. J’ai appelé cette chanson Si tu savais.
Dans le mythe guarani, il y a un long passage portant sur l’aventure tumultueuse de deux frères. Pendant qu’elle est enceinte, la mère des frères part à la recherche de son mari qui l’a abandonnée. Elle se perd alors en chemin et est dévorée par les jaguars avant d’avoir pu accoucher. Les frères réussissent quand même à survivre et sont élevés par la grand-mère des jaguars. Par la suite, la vie des enfants continue à être difficile à cause de leur oncle ennemi qui leur cause des problèmes. Ils parviennent finalement à trouver refuge dans la demeure céleste de Ñamandu où se trouve également leur mère qui est ressuscitée.
Pour illustrer la vie tumultueuse des frères du mythe, je me suis inspiré d’un rêve récurrent que je fais à propos de mes propres frères. Je rêve souvent que je voyage dans le temps et que je me retrouve dans le passé, dans la maison familiale, où se trouvent mes frères qui sont des enfants. Je les vois, debout dans la cuisine, avec la lumière du soleil de fin de journée qui éclaire le comptoir. J’arrive parmi eux et je leur dis que je viens du futur. Je leur dis que je veux les prévenir de ce qui s’en vient pour eux. Des épreuves qu’ils auront à traverser. Pour qu’ils puissent éviter à l’avance les souffrances qu’ils auront à vivre.
Au-delà d’une réflexion personnelle sur mes frères, je trouve que cette chanson dégage quelque chose d’universel à propos de la condition humaine. Pour tout le monde, la vie est une série d’épreuves. Une aventure tumultueuse. Je pense que ça fait partie de l’essence de la vie : l’expérience de la finitude. La famille nous permet de partager cette finitude. Et quand on sort de la perspective du quotidien et qu’on se met à penser à notre vie dans son ensemble; quand on se met à penser aux événements du passé, mais aussi à ce que nous réserve l’avenir ; il me semble qu’on ne peut pas éviter l’image des frères, rassemblés à nouveau, mais maintenant vieux, qui s’échangent un regard fatigué qui veut dire « ouf…on en a vécu des choses ensemble… ».
À la lecture du mythe guarani, c’est vraiment intéressant de voir que le chapitre suivant immédiatement la création de la première terre et l’incarnation des humains porte sur la mort. On interrompt le récit par une sorte de parenthèse : un rituel sacré de réincarnation à partir des os des défunts. On pourrait le voir comme une étrange digression par rapport au mythe de la création, mais quand on y pense, l’incarnation des humains, dont il était question dans le chapitre précédent, est indissociable de la mort. Être humain, c’est être conscient de sa condition mortelle. D’où le désir de vivre éternellement à travers la réincarnation.
C’est dans cet esprit-là que j’ai voulu faire une chanson sur la mort. Comme dans le mythe, je voulais que cette chanson soit comme une courte parenthèse. Une sorte d’interlude. Étant donné que l’album a été pensé pour le vinyle, cette chanson marque la fin du premier côté du disque. D’où le sentiment de conclusion qu’on peut ressentir même si on est juste à la moitié de l’album.
Pour illustrer la mort, j’ai souvent la même image dans ma tête. C’est l’image d’une vieille maison dans la forêt, avec une porte au deuxième étage, qui donne sur la façade, sans balcon. J’imagine que la vie consiste à entrer dans cette maison, monter les escaliers, ouvrir la porte du deuxième étage et se laisser tomber. C’est pour ça que j’ai appelé la chanson Ce lieu où l’on va pour tomber.